Un lundi de Pâques, un jour de fête des mères, le Labor Day.
Un jour de l’an, le 14 juillet, un 8 mai. Le 15 août.
7 jours où les destins basculent.
Où la bonté croise la cruauté. L’amour, la haine. L’horreur, la merveille.
Où les plus beaux rêves se changent en cauchemar.
Et vice-versa.

 

CAVIAR SOUS X
Jour de l’an

 

     Son souvenir était si clair. Précis. Dans les moindres détails. Pourtant, elle gardait une impression floue des événements dans leur ensemble.

     Elle n’avait jamais compris pourquoi.

     Peut-être parce que tout cela restait improbable, inconcevable. Impossible.

     Encore aujourd’hui, presque vingt ans après…

 

     C’était un premier jour de printemps. Un peu chaud pour une sortie d’hiver. À vrai dire, bien trop pour travailler en plein soleil.

     L’eau était si transparente… La tentation si forte.

     Elle savait bien que les seules personnes habilitées à pénétrer dans les bassins extérieurs naturels étaient les vétérinaires, harnachés de vêtements spéciaux, conçus et désinfectés pour ne pas contaminer les bêtes.

     Mais personne n’était là.

     Toute l’équipe du Moulin Saint-Argent était en déplacement pour l’après-midi. Et puis, le bassin devant elle était vide. Au repos. Momentanément court-circuité des cinq autres qui accueillaient les presque deux cents esturgeons, le long de cette portion de rivière spécialement aménagée pour l’élevage et la production de caviar.

     Au cœur du vaste et magnifique domaine du moulin millénaire.

     Alors elle s’était déshabillée.

     À seize ans, Pauline ne s’était jamais mise nue au soleil. Encore moins baignée.

     La sensation avait été aussitôt exquise.

     Elle avait plongé un pied, l’autre. Puis s’était laissée glisser. Le courant naturel de la rivière l’enveloppait. Elle avait pied, mais en s’accroupissant, l’eau fraîche l’enveloppait jusqu’au cou. Caressait son corps, ses jambes, ses seins, ses fesses, son ventre. Ses recoins les plus intimes. C’était une sensation puissante. De plaisir. De liberté. De communion. Elle avait plongé sa tête entièrement. Sous la surface transparente, l’effet de glace l’avait électrisée. La lumière traversait l’espace autour d’elle. C’était comme si chaque cellule de son être, chaque parcelle de son intelligence s’ouvrait. Connectée au monde. Elle s’était sentie riche d’un long et beau voyage lorsque, en émergeant, elle avait de nouveau senti les rayons du soleil sur sa peau.

     Elle nageait quelques brasses. Sur l’eau. Sous l’eau.

     S’allongeait pour faire la planche. Tournait sur elle-même, accroupie. Esquissait quelques pas en apesanteur. Recommençait.

     Des mouvements lents. Assurés.

     Savourant l’alliance du chaud et du froid… La liberté.

     Comme pour la première fois.

     Elle se sentait invincible. Confiante. Tout lui semblait possible. Un avenir heureux.

 

     Elle n’avait pas vu arriver les trois bêtes.

     …

 

 

BIQUE OU BOUC
Lundi de Pâques

 

     Prospero était bouc de par son signe astrologique chinois, mais Prospero n’avait jamais su s’il était bique ou bouc. Et, en ces temps difficiles, le doute taraudait ses trente-trois ans tout neufs de façon très violente.

     La question n’était pourtant pas nouvelle.

     Déjà enfant, la directrice de l’orphelinat, une ancienne institutrice bonne sœur défroquée sans âge, lui posait la question : « Ben t’es ben bique ou ben bouc ? » L’interrogation, formulée dans ce patois qu’elle seule semblait connaître, surgissait à chaque flagrant délit d’indécision de Prospero. Et ils étaient nombreux, émaillant le train-train de ses longues journées d’écolier.

     Yaourt ou macédoine de fruits… bique ou bouc ?

     Football ou basket… bique ou bouc ?

     Histoire ou géographie… bique ou bouc ?

     Film ou bande dessinée… bique ou bouc ?

     Chaussettes grises ou chaussettes bleues… bique ou bouc ?

     Pour tout, ou presque tout, identifier ses désirs était un problème.

     L’expression lui collait à la peau, aux semelles, jusque dans la cour de récréation où ses camarades le défiaient de répondre à la question, à la moindre occasion. Ignorant que, pour les adultes qui les entouraient, ces mots pouvaient parfois moquer un manque de masculinité ou évoquer le soupçon d’une orientation homosexuelle possible.

     Prospero n’avait que 9 ans.

     C’est au moment de la puberté, lorsque ses seins commencèrent à pousser, qu’il lui sembla clair que la question ne faisait pas seulement référence à son indécision chronique. Bique et bouc étaient femelle et mâle. Et si la poitrine naissante de Prospero promettait d’être généreuse, son pénis gagnait lui aussi en taille, devenant parfois tout raide et vigoureux, assurant par ailleurs la production de ce que les grands nommaient fièrement leurs cartes de France nocturnes. Les siennes étant apparemment abondantes et d’une superficie géographique tout à fait remarquable.

     Mais il n’en disait rien.

     De même qu’il taisait le plaisir intense qu’il éprouvait en effleurant ses seins.

     Il était elle. Elle était il. Fille et garçon.

     Et à ses yeux ouverts sur un monde nouveau, la question bique ou bouc pointait la bizarrerie de cette dualité, l’invitant maintenant clairement à choisir son camp, de façon pressante. Pourtant, la directrice avait beau lui garantir avec bienveillance que se décider lui rendrait la vie considérablement plus simple, cela lui semblait impossible.

     Pour ses douze ans, la vieille dame lui avait arrangé un rendez-vous avec un sexologue, ancien amant de vingt ans son cadet. Le vieux monsieur gentil, très érudit, lui avait expliqué quelles étaient ses options, avec simplicité. Prospero pouvait suivre un traitement hormonal et ne plus avoir de seins rebondis. Ou il pouvait se faire opérer et se débarrasser de son pénis. Pour l’aider à prendre conscience de la nécessité d’un choix, le docteur lui avait même raconté l’histoire de l’âne de Buridan. Une bête qui, à force d’hésiter entre son seau d’avoine et son seau d’eau, était morte de faim et de soif.

     L’analogie avait laissé Prospero perplexe. C’était trop.

     …

 

C’EST EN FORGEANT
14 juillet

 

     Quelle chance !

     Elle n’avait jamais cru au Père Noël, et pourtant…

     Ses mains tremblaient, moites. Son cœur battait, fort. Ses jambes se dérobaient. Elle luttait pour garder l’équilibre, ne pas se perdre dans le dédale des couloirs du nouveau palais omnisports. Ne pas oublier de respirer aussi. Surtout. Ne pas s’évanouir. Une telle réaction de son corps était inhabituelle. Être sur le point de réaliser le rêve de sa vie l’était aussi. Même si parler de rêve d’une vie semblait absurde à seulement 24 ans.

     Absurde, ou porte-malheur… ?

     Pour conjurer ses pensées superstitieuses, Coquelicot se répéta que ce rêve serait le premier du reste de sa vie. Pas le dernier.

     Elle finit par trouver les loges. LA loge.

     Avant de frapper à la porte, elle fit une pause.

     Elle était en avance. Elle avait le temps. Il fallait qu’elle se calme.

     Mais tout de même… Elle n’en revenait pas d’avoir été choisie.

     Elle se revit enfant, l’envie de rien, passant des heures à fouiller internet, persuadée que cette errance l’amènerait un jour à découvrir son futur métier. Quelque chose qui donnerait un sens à sa vie. Et puis il y avait eu ces quelques minutes. Un bout de documentaire sur la robe que Marilyn Monroe portait pour chanter « Happy Birthday » au président des États-Unis. Ce soir du 19 mai 1962, John Fitzgerald Kennedy fêtait ses 45 ans au Madison Square Garden à New York.

     Coquelicot avait retenu tous les détails.

     Le couturier était français. Il s’appelait Jean-Louis, vivait et travaillait à Hollywood pour le cinéma. Couronné de succès, il avait conçu ce vêtement à la demande de la star. Sur mesure, dans le plus grand secret. Douze mille dollars. Dix-huit couturières. Sept jours de travail. Vingt couches de soie superposées pour jouer la transparence. Des milliers de pierres du Rhin pour scintiller comme des diamants. Et surtout, un fourreau si étroit que la robe avait dû être cousue sur l’actrice quelques minutes avant qu’elle monte sur scène. Ce moment, dont il n’existait aucune trace en images, avait emballé l’imagination de la jeune femme encore enfant.

     Un rêve éveillé. Comme une prophétie.

     L’actrice était debout dans sa loge. Toute nue. Elle se glissait dans le vêtement que lui présentaient deux petites mains, comme on les appelait à l’époque dans les maisons de haute couture. Une troisième s’approchait, aiguille et fil à la main. Elle cousait les quelques points nécessaires. Invisibles. Essentiels.

     Et scellait l’étoffe sur le corps de l’actrice.

     Dans la vision de Coquelicot, le geste délicat de la femme devenait le sien.

     La main, sa main.

     Une joie immense avait envahi l’enfant. Une certitude. Elle deviendrait couturière. Et un jour, lors d’un événement exceptionnel, elle serait à son tour la petite main qui scellerait un vêtement mythique sur le corps d’une star.

     Ce jour était arrivé.

     « Toc toc toc… »

     Il répondit « Oui, entrez », immédiatement.

Coquelicot ouvrit la porte de la loge et entra. Elle n’avait pu se calmer. Son cœur se mit à battre encore plus fort face à Héphaïstos, « Mon Incroyable Forgeron ».

     …

 

4 000 ANNÉES D’HORREUR
15 août

 

     Le feu passe au rouge. Le jeune homme accélère et le brûle. Il s’appelle Antoine. Plutôt beau garçon, il a un air jovial, sympathique, encore plus les cheveux dans le vent à fond sur sa petite moto. Avec ou sans casque, il sait qu’il est hors la loi, car il roule bien trop loin de l’hôtel réquisitionné où il a été déplacé en résidence temporaire, près de l’hôpital où il est brancardier. Il aime ce nouveau métier. C’est la première fois qu’il se sent utile, important. Mais la pression depuis la nouvelle pandémie est trop forte. La troisième en dix ans. Cette fois les taux de reproduction et de létalité explosent les records. Les mesures de confinement sont extrêmement sévères. Il a terriblement besoin de se défouler…

     Il accélère encore. La grande avenue vide le rassure. La vitesse l’enivre.

     Un bip dans l’oreille l’oblige à jeter un œil à son téléphone calé sur le guidon. Ce serait bête d’être arrêté, il n’a pas ses papiers. Il faudrait appeler l’hôpital, joindre quelqu’un de son équipe, faire perdre du temps. Il vérifie plus attentivement l’écran mais aucun poste de contrôle mobile n’est signalé. L’application est illégale mais fiable. Il lâche le guidon d’une main, relance l’application, ne voit pas la large plaque d’huile sur le bitume et… dérape.

    C’est l’accident.

     Antoine a de la chance. Et de bons réflexes.

     Il se laisse glisser avec l’engin qui finit par s’arrêter. Il se relève un peu sonné, redresse la moto. La fourche est tordue, le réservoir endommagé, le moteur arrêté. Il essaie de redémarrer, en vain. Encore… Rien. Antoine n’a pas tant de chance que ça… Il pousse son véhicule sur quelques mètres. Essaie encore. Puis se lasse et l’abandonne dans un coin discret. Il ne reconnaît pas la rue. Absorbé par ses efforts, il n’a pas fait attention. Il ressort son téléphone pour se repérer. L’écran est fissuré. Plus rien ne fonctionne. Il va vraiment être en retard. Il essaie de se calmer. Pourquoi pense-t-il aux reproches de ses parents chaque fois qu’il a une tuile ? Nul partout, surtout en maths. Pas concentré. Du potentiel mais pas d’effort. Pourtant, il ne leur en veut pas. Il sait que, du fond de leur salon de coiffure, ils rêvaient pour lui d’une carrière de businessman international. Mais c’est comme ça. Antoine aime les gens, pas les chiffres. Les livres, pas les études.

   Il continue à marcher.

   Il va bien finir par reconnaître une rue. Pas sûr. En fait, il a même une très mauvaise intuition. Il repère la façade d’un grand bâtiment moderne qui lui dit vaguement quelque chose. On dirait une halle de marché couverte. Il entre pour demander son chemin, avance dans le long et large couloir clair, brillant. Soudain, un groupe de jeunes gens de son âge déboulent d’un escalier au fond. Ils parlent fort, s’approchent. Antoine n’aime pas ça. Il se tend, repère une série de portes dans un renfoncement sur la droite, s’y dirige rapidement, mais des hommes et des femmes en sortent. De tous les âges, ils rient, chantent et certains poussent des caddies. Une autre bande surgit maintenant derrière lui. Par où sont-ils arrivés ? Impossible de revenir sur ses pas. Ils avancent en masse dans le large couloir. Antoine s’inquiète. Il a entendu parler de ces gens en manque de contact qui se retrouvent dans des lieux abandonnés pour revivre le rituel des supermarchés. Des courses en vrai. Pas à distance sur internet. De redoutables foyers de contamination.

     Il bloque la panique.

     …